E. Leclerc et les médicaments OTC : une menace pour le réseau officinal ? Interview exclusive de Laurent Filoche, président de l'UDGPO

Les récentes campagnes publicitaires d’E.Leclerc pour la vente de médicaments sans ordonnance dans les grandes surfaces suscitent des inquiétudes au sein du réseau officinal. Laurent Filoche, président de l’UDGPO, analyse les risques pour la sécurité des patients et l’avenir des pharmacies de proximité, tout en dévoilant les stratégies de son organisation face à ce défi.

Par Thomas Kassab, publié le 26 novembre 2024

E. Leclerc et les médicaments OTC : une menace pour le réseau officinal ? Interview exclusive de Laurent Filoche, président de l’UDGPO

Depuis plusieurs années, E.Leclerc multiplie les offensives pour promouvoir l’idée d’une libéralisation de la vente des médicaments sans ordonnance dans les grandes surfaces. Si ces campagnes jouent habilement sur le thème du pouvoir d’achat, elles inquiètent profondément les pharmaciens, qui y voient une menace pour leur modèle économique et pour la sécurité des patients. Laurent Filoche, président de l’Union des groupements de pharmaciens d’officine (UDGPO), revient sur les enjeux d’un tel bouleversement, les risques de mésusage des médicaments et les répercussions sur le maillage territorial des officines. Face à ces manœuvres, l’UDGPO entend rester vigilante et mobilisée pour défendre la pharmacie de proximité.

Comment percevez-vous les récentes campagnes publicitaires d’E.Leclerc pour promouvoir la vente de médicaments OTC dans ses magasins ?

Ces campagnes ne sont pas surprenantes ; E. Leclerc a toujours cultivé son image de « challenger » face aux monopoles, et cela fait partie intégrante de sa stratégie commerciale. En jouant sur cette corde, ils parviennent à rester visibles et à nourrir leur notoriété. Cette posture de contestataire face aux règles établies est devenue, en quelque sorte, leur marque de fabrique et leur principal levier pour entretenir leur image, malgré les précédentes condamnations.

En quoi la demande de vente de médicaments OTC par les grandes surfaces comme Leclerc constitue-t-elle une menace pour le réseau officinal ?

Cela constitue une réelle menace pour le réseau officinal, car si les grandes surfaces obtiennent le droit de vendre ces médicaments, cette distribution risque de se généraliser et de s’étendre au-delà de la GMS. Nous pourrions voir ces produits disponibles dans d’autres réseaux de proximité, comme les bureaux de tabac ou les points presse, ce qui multiplierait les points de vente non pharmaceutiques. Cette concurrence accrue fragiliserait le modèle de la pharmacie de proximité, avec des risques potentiels pour la sécurité des patients, qui ne bénéficieraient plus des conseils et de la supervision de professionnels de santé qualifiés.

Quels seraient, selon vous, les risques pour la sécurité des patients si la vente de médicaments sans ordonnance était permise en dehors des officines ?

Les risques pour la sécurité des patients sont nombreux, incluant la toxicité, le mésusage et la iatrogénie. À l’UDGPO, lorsque Emmanuel Macron était encore ministre de l’Économie et du Budget et qu’il envisageait l’ouverture des médicaments OTC à la GMS, nous avions mené une campagne auprès des députés. Nous leur avions transmis des études montrant qu’un taux beaucoup plus élevé de greffes hépatiques est observé dans les pays où le paracétamol est vendu en dehors du circuit officinal. Nous avions mis en garde les responsables : légaliser cette pratique les rendrait responsables des conséquences sur la santé publique, notamment pour les patients perdant la vie à cause de mésusages. Cette campagne, renforcée par la grève des officines en 2014, avait porté ses fruits, mais nous restons vigilants, car aucun gouvernement n’est à l’abri de pressions similaires.

Certains responsables politiques, comme Marc Ferraci, ont régulièrement ciblé les officines. Bien que cette proposition n’ait pas abouti, pensez-vous que le gouvernement pourrait être tenté de recourir à de telles mesures ?

Effectivement, des personnalités politiques comme Marc Ferraci ont proposé la libéralisation de la vente en ligne de médicaments, y compris ceux nécessitant une prescription, une mesure qui n’est appliquée dans aucun pays. Bien que cette proposition n’ait pas été mise en œuvre, il est plausible que, face à une baisse du pouvoir d’achat et à une augmentation de la pression fiscale, le gouvernement envisage de telles mesures pour alléger les dépenses des citoyens. Cependant, il est crucial de considérer les implications en matière de santé publique et de sécurité des patients avant d’adopter de telles politiques.

Est-ce que l’UDGPO envisage de prendre des mesures pour contrer cette nouvelle offensive des grandes surfaces ?

Nous choisissons nos batailles et n’engageons des actions juridiques que lorsque les conditions le justifient, car nos moyens sont bien plus limités que ceux de groupes comme E.Leclerc. Dans cette course de fond, il est essentiel de ne pas s’épuiser. Par exemple, nous avions attaqué E.Leclerc en 2017 pour publicité mensongère : ils prétendaient que leurs parapharmacies avaient des docteurs en pharmacie présents en permanence pour accueillir le public. Après vérification par huissiers, il est apparu que ce n’était pas le cas, et nous avons obtenu une condamnation pour publicité déloyale. Mais actuellement, leurs publicités relèvent davantage d’une campagne d’opinion. En France, tant qu’il s’agit d’opinion, cela n’est pas juridiquement attaquable. Nous ne pouvons donc pas engager de poursuites sur cette base, même si nous restons vigilants.

Ces campagnes d’E. Leclerc pourraient-elles influencer l’opinion publique en faveur de la vente de médicaments en grande distribution ?

Ces campagnes d’E. Leclerc sont effectivement conçues dans ce but précis : ce sont des campagnes d’opinion, destinées à influencer l’opinion publique en jouant sur le pouvoir d’achat, un sujet sensible pour beaucoup de Français. Bien que les sondages montrent un attachement fort des Français à leur pharmacien, le discours des grandes surfaces, qui met en avant des prix plus bas, peut fragiliser cette confiance. La question du prix est un levier puissant qui pourrait, à terme, influencer la perception de la population.

Mais quid des récents sondages indiquant qu’une grande majorité de Français faisaient confiance à leur pharmacie ?

Il est important de distinguer deux aspects. D’une part, les Français expriment une grande confiance envers leur pharmacien, ce qui est indéniable. D’autre part, ces mêmes personnes sont également sensibles aux questions de pouvoir d’achat et cherchent à acheter au meilleur prix. Ainsi, il est tout à fait possible de faire confiance à son pharmacien tout en étant attiré par l’idée d’acheter des médicaments en grande surface si cela permet de réaliser des économies. Cette dualité montre que la confiance et la recherche de prix plus bas peuvent coexister chez les consommateurs.

Depuis les condamnations précédentes contre E. Leclerc, avez-vous constaté une évolution dans leurs stratégies ou leurs revendications ?

Oui, ils sont devenus plus subtils. Plutôt que de faire de la publicité directe, ils misent sur des campagnes d’opinion qui font appel au pouvoir d’achat des Français. C’est une manière indirecte de remettre en question notre monopole, et cela risque de fragiliser notre position.

E. Leclerc met en avant des prix plus bas pour les médicaments OTC. Que répondez-vous à cet argument ?

Cet argument de prix plus bas est trompeur. Si l’on prend l’exemple des tests de grossesse, Leclerc a d’abord choisi de les vendre à prix coûtant, puis a ensuite relevé significativement ses prix. En pharmacie, nous avons beaucoup moins de produits pour générer des revenus, car nous dépendons uniquement des médicaments et de la parapharmacie pour subsister. Leclerc, en revanche, peut se permettre de vendre des médicaments OTC à prix coûtant pendant quelques mois pour attirer le consommateur, en donnant l’illusion d’une économie, avant de compenser ailleurs. C’est tout le problème avec ce modèle de distribution.

En quoi la vente de médicaments en grande distribution pourrait-elle déstabiliser le maillage officinal ?

Les pharmacies, actuellement sous pression, connaissent une situation économique difficile, avec des trésoreries souvent exsangues et une pression constante de l’État pour réduire les prix des médicaments. La vente de médicaments OTC représente une part significative de l’économie officinale, soit environ 10 à 20 % des revenus d’une pharmacie. Si cette part est captée par la grande distribution, cela porterait un coup dur au réseau officinal, en particulier dans les zones rurales, et fragiliserait l’économie de nombreuses officines qui jouent un rôle essentiel dans le maillage territorial et l’accès aux soins de proximité.

Comment l’UDGPO va-t-elle adapter sa stratégie face aux changements de communication d’E.Leclerc, qui privilégie maintenant des campagnes d’opinion ?

E.Leclerc sait bien que dès qu’il s’aventure dans une publicité mensongère, nous sommes aux aguets et prêts à engager un procès. Pour contrer ces campagnes d’opinion, nous pensons qu’il est essentiel de reproduire la stratégie de mobilisation de 2014. Cela inclut la mobilisation de toute la profession ainsi que le soutien de l’Ordre des pharmaciens, pour alerter l’opinion publique et les députés. Si une proposition de loi venait à favoriser la vente de médicaments en grande surface, nous nous attacherions à sensibiliser les décideurs aux conséquences dramatiques que cela pourrait avoir en termes de santé publique.