« Hors-AMM, il faut sortir la psychiatrie de la zone grise » : interview exclusive de Fabien Bruno
Quel est aujourd’hui le principal obstacle d’accès aux traitements anciens ?
Fabien Bruno : Beaucoup de molécules anciennes n’ont été développées que pour une indication précise, celle inscrite dans leur AMM. Les médecins les utilisent pourtant dans d’autres indications bien documentées, reconnues dans la littérature scientifique. Le problème, c’est que dès que l’on sort du texte de l’AMM, la prescription est considérée comme hors-AMM et ne devrait plus être remboursée. Si l’on appliquait strictement la règle, une large partie des traitements courants deviendrait non remboursable.
Pourquoi l’AMM est-elle parfois confondue avec le remboursement ?
F. B. : Parce que beaucoup de professionnels associent encore l’AMM à une forme d’homologation globale. Or, l’AMM ne sert qu’à reconnaître un produit comme un médicament, avec ses indications et sa posologie. Elle ne dit rien du remboursement. Celui-ci dépend de l’Assurance maladie. L’aspirine ou le paracétamol vendus en conseil ont une AMM, mais aucun taux de prise en charge. Le remboursement relève d’une logique médico-économique totalement distincte.
Un exemple de ce décalage entre AMM et pratique ?
F. B. : L’aténolol est autorisé pour l’hypertension de l’adulte. Pourtant, certains cardiologues en ont besoin pour des enfants. Dans ce cas, on sort du champ de l’AMM, alors que l’usage est parfaitement fondé. C’est typique des limites d’âge fixées non pas par manque d’intérêt clinique, mais par absence d’études dans ces populations, souvent pour des raisons économiques.
Pourquoi la psychiatrie est-elle la spécialité la plus concernée par le hors-AMM ?
F. B. : Parce que les traitements en psychiatrie reposent beaucoup sur des molécules anciennes dont les indications officielles n’ont pratiquement pas évolué, alors que la littérature scientifique et les pratiques ont énormément progressé. Dans certains services, 60 à 80 % des prescriptions relèvent du hors-AMM. Ce n’est pas une exception : c’est la norme clinique.
Le lithium est souvent cité. Que révèle son cas ?
F. B. : En France, l’AMM du lithium dans les troubles bipolaires commence à 16 ans. Aux États-Unis, elle débute à 7 ans. Les psychiatres savent très bien qu’un adolescent de 14 ans peut en bénéficier. Pourtant, selon la lettre de l’AMM française, le traitement n’est pas censé être remboursé. C’est un exemple frappant du décalage entre la réglementation et les données internationales.
Qui fixe réellement les indications d’une AMM ?
F. B. : Les indications proviennent du laboratoire : c’est lui qui finance les études et qui demande l’AMM dans un périmètre donné. L’ANSM évalue et autorise, mais ne crée pas les indications. Pour une extension d’AMM, il faut de nouvelles études, souvent très coûteuses. Les industriels ne le font plus pour les molécules anciennes, peu rentables ou destinées à des populations très limitées.
Un exemple ?
F. B. : Oui, le sildénafil. Cette molécule a été développée pour la dysfonction érectile, un marché très important. En revanche, son utilisation en hypertension pulmonaire pédiatrique concerne extrêmement peu d’enfants. Le laboratoire ne va pas financer des essais à plusieurs millions d’euros pour une indication à si faible rentabilité. Cet exemple résumé très bien la situation : la science avance, mais l’AMM ne suit pas, faute d’intérêt économique.
Les pharmaciens redoutent leur responsabilité lorsqu’ils dispensent un médicament hors-AMM. Quels sont les risques réels ?
F. B. : Le premier risque est administratif : hors du champ de l’AMM, la délivrance ne devrait pas être remboursée, et un indu peut être réclamé. Le second risque est professionnel : si l’usage n’est pas conforme aux données scientifiques, la responsabilité du prescripteur et du dispensateur peut être engagée. En revanche, lorsque l’usage repose sur des preuves solides, comme pour le lithium chez l’adolescent ou le sildénafil en hypertension pulmonaire, la délivrance est justifiable. Tout dépend de l’existence de données scientifiques robustes.
Que demande précisément votre tribune ?
F. B. : Que l’ANSM, la HAS ou une autre autorité identifie officiellement les usages hors-AMM qui sont validés scientifiquement et déjà pratiqués au quotidien. Nous ne demandons pas de créer des indications supplémentaires, mais de reconnaître celles qui sont établies et d’autoriser leur remboursement. Il s’agit de sécuriser une pratique existante, pas de modifier la prise en charge ou d’augmenter les prescriptions.
Cette mesure aurait-elle un impact financier important pour la Sécurité sociale ?
F. B. : Non. Les molécules concernées sont anciennes, très peu coûteuses. On est loin des innovations onéreuses. L’enjeu est juridique et clinique, pas budgétaire.
Les ruptures successives de médicaments psychiatriques ont-elles révélé l’ampleur du problème ?
F. B. : Oui. L’année a été marquée par des ruptures majeures : quétiapine, sertraline, lithium, venlafaxine… Les médecins et les pharmaciens ont dû dialoguer davantage et ont mis en évidence un problème commun. La tribune est née de cette prise de conscience collective.
Quel message souhaitez-vous adresser pour conclure ?
F. B. : Si nous n’engageons pas ce chantier, rien ne changera. Notre demande est raisonnable, fondée scientifiquement, et correspond à un besoin concret pour les patients. C’est un sujet essentiel, à la fois pour la sécurité des pratiques et pour l’équité d’accès aux soins.